De la dissuasion à la provocation : le XXIe siècle sera-t-il atomique ?
- Martin Prouvost
- il y a 3 jours
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Entre 2000 et 2025, le monde est passé d’un espoir prudent de voir l’arme nucléaire décliner à une réalité où elle reprend une place centrale et inquiétante. La bombe est à nouveau brandie dans les discours, que ce soit par calcul stratégique (dissuasion agressive de la Russie, démonstration de force de la Corée du Nord) ou par imprudence politique (tweets intempestifs, surenchères nationalistes). Parallèlement, l’effritement et le délaissement des accords internationaux ont laissé le champ libre à une reconstitution progressive des arsenaux.
En ce début de XXIᵉ siècle, l’arme nucléaire fait un retour remarqué et provocateur. Les déclarations du Président américain, à la suite des essais balistiques russes, suscitent autant d'inquiétudes que de protestations. Depuis l’an 2000, plusieurs événements, comme des essais nucléaires clandestins, le démantèlement de traités de désarmement ou les déclarations chocs de dirigeants, ont jalonné une évolution inquiétante. Les puissances nucléaires qui forment le Conseil de sécurité de l’ONU réagissent différemment à cette nouvelle escalade. Le “tabou nucléaire” forgé après la Guerre froide tend-il à se fissurer ? L’équilibre patiemment construit par le Traité de non-prolifération et les accords de désarmement survit-il à l’épreuve des nouvelles rivalités géopolitiques ?
Depuis plusieurs décennies, un débat structure les analyses stratégiques autour de l’impact des armes nucléaires sur la stabilité internationale. Certains chercheurs défendent la thèse d’une « paix nucléaire », selon laquelle la possession de l’arme atomique par plusieurs puissances aurait permis d’éviter les guerres majeures. Cette vision est loin de faire consensus. D’autres voix, comme celles de Benoît Pelopidas ou des chercheurs du Bulletin of the Atomic Scientists, dénoncent une illusion de stabilité. Pour eux, ce « non-emploi » prolongé relève moins d’un équilibre rationnel que d’une succession de hasards heureux et de décisions humaines in extremis. La période 2000-2025 révèle un paysage nucléaire en transition dangereuse, où les garanties de stabilité sont remises en cause. Les analyses s’accordent sur le fait que le risque nucléaire, quoique toujours faible en probabilité absolue, est en augmentation.
I. Un héritage sous contrainte : arsenaux, traités et “tabou” nucléaire (depuis les années 2000)
Au tournant du millénaire, le paysage nucléaire mondial semble stable dans les grandes lignes héritées de la fin de la Guerre froide. Les arsenaux des deux superpuissances ont drastiquement diminué depuis 1991 : on compte environ 15 000 ogives nucléaires en 2000, contre plus du double quinze ans plus tôt. Les cinq États dotés de l’arme atomique (États-Unis, Russie, Chine, France, Royaume-Uni), rejoints de facto par Israël, l’Inde et le Pakistan en dehors du cadre légal du Traité de non-prolifération (TNP), forment un club restreint d’États disposant de la capacité nucléaire militaire. Cet accord, prorogé indéfiniment en 1995, est presque universel : 190 États y adhèrent, renonçant pour les uns à l’arme nucléaire et s’engageant pour les autres à œuvrer au désarmement.

En l’an 2000, l’heure est à la diplomatie, bénéficiant d’une décennie 1990 marquée par des gestes forts : retrait des ogives tactiques américaines et soviétiques du déploiement, fermeture du programme nucléaire militaire sud-africain, accords de désarmement multilatéraux comme la Convention sur l’interdiction des armes chimiques (1993), qui font espérer une dynamique semblable pour le nucléaire. La diplomatie et le dialogue favorisent un contexte d’équilibre encore largement fondé sur l’héritage du passé. Les traités en vigueur, comme le TNP ou le Traité d’interdiction complète des essais nucléaires, signé en 1996 mais non encore entré en vigueur, encadrent ce paysage. Sur le plan technologique, les arsenaux existants restent massifs mais vieillissants ; on parle même de “dénucléarisation rampante” à propos de l’ex-URSS, où nombre de têtes ne sont plus utilisables faute de maintenance. En Occident, des voix influentes commencent à plaider pour l’élimination totale de ces armes (initiative Global Zero, 2008). L’OTAN, dans son nouveau concept stratégique de 1999, évoque la nécessité de réduire le rôle des armes nucléaires dans sa posture de défense. Un nouveau pas est franchi en 2002 avec l’adoption du Code de conduite de La Haye, visant à réduire la prolifération des vecteurs balistiques capables de transporter des engins nucléaires. Une première limite se dessine : si les pays ne détenant pas d’armes atomiques s’engagent dans cette logique diplomatique, ceux qui en possèdent restent les principaux acteurs de ces engagements, qu'ils ne respectent pas toujours.
« La Conférence rappelle que l'écrasante majorité des États ont pris un engagement juridiquement contraignant de ne pas recevoir, fabriquer ou acquérir d'une autre manière des armes nucléaires ou autres dispositifs nucléaires explosifs, dans le contexte d'engagements juridiquement contraignants parallèles pris par les États dotés d'armes nucléaires. ». Source : Document final de la conférence des parties chargée d'examiner le traité sur la non-prolifération des armes nucléaires en 2000, réexaminé à la conférence de 2005
Le début du siècle n’est pas sans difficultés, puisque des frictions apparaissent. Le club des puissances nucléaires, qu’elles soient assumées ou qualifiées de “voyous”, fissure cet équilibre fragile. En 2002, les États-Unis de George W. Bush se retirent du traité ABM, estimant qu’ils ont besoin de déployer un bouclier antimissile face aux “États voyous” (Corée du Nord, Iran). Moscou proteste, affirmant que ce bouclier risque de compromettre la capacité de représailles russe à long terme, donc l’équilibre de la dissuasion. Washington privilégie sa sécurité directe sur la stabilité stratégique négociée avec la Russie. Dans la foulée, malgré ces échanges, Américains et Russes signent le Traité de Moscou (SORT, 2002), réduisant leurs armes stratégiques déployées à 1 700–2 200 chacune, mais ce texte est critiqué pour son manque de vérification et son caractère temporaire. Il faudra attendre 2010 pour un accord plus solide (New START). Jusqu’à 2005–2010, aucun événement ne vient contredire de manière spectaculaire l’idée d’un risque nucléaire en diminution. Même la crise nucléaire nord-coréenne suit un script modéré : Pyongyang fait monter les enchères (retrait du TNP en 2003, premier essai en 2006), mais participe parallèlement à des négociations multilatérales (Pourparlers à Six réunissant les deux Corées, la Chine, le Japon, la Russie et les États-Unis). En 2005, un accord de principe semble même prévoir un retour de la Corée du Nord dans le giron du TNP. Autant d’espoirs et de perspectives, bousculés à partir des années 2010.
II. Montée des périls : provocations nucléaires et délitement des traités (2010–2025)
La situation change drastiquement au cours des années 2010, avant de basculer dans les années 2020. Deux dynamiques s’installent en parallèle : d’une part, le délitement du régime de contrôle des armements, d’autre part, la libération de la parole nucléaire chez certains dirigeants, signe d’une banalisation du chantage atomique. Le filet institutionnel censé gérer la menace nucléaire s’est largement décousu. Il reste des éléments : l’Agence Internationale de l’Énergie Atomique (AIEA) continue de surveiller les matières nucléaires civiles, quelques zones dénucléarisées régionales existent (en Afrique, en Asie du Sud-Est, etc.), et le TNP lui-même n’est renié par personne (sauf la Corée du Nord).

D’autres facteurs s’ajoutent à ces évolutions. D’un côté, l’extension du club des puissances nucléaires, avec des États peu transparents, autoritaires ou en rupture avec le droit international, élargit le spectre des crises potentielles. De l’autre, la montée des menaces dites “asymétriques”, à savoir les groupes terroristes, réseaux transnationaux et États faillis, ouvre la possibilité d’un usage décentralisé, moins prévisible, voire non revendiqué de la force nucléaire. La prolifération ne s’explique plus uniquement par la logique militaire : elle devient aussi une stratégie politique et diplomatique. Pour certains régimes en quête de reconnaissance ou de survie, l’arme nucléaire constitue un atout de négociation, un gage de souveraineté ou une vitrine technologique. Le cas nord-coréen illustre cette instrumentalisation. Dans ce contexte, la décennie 2010 marque un tournant : les cadres de régulation s’effritent, les arsenaux se modernisent et le langage politique réintroduit sans tabou la menace nucléaire dans les rapports de force.
À partir de l’adoption du traité New START (2010), réduisant les ogives déployées à 1 550 de chaque côté États-Unis/Russie, le climat se détériore. La Russie de Vladimir Poutine, revancharde après l’élargissement de l’OTAN à l’Est, modernise son arsenal et adopte une posture plus agressive. En 2014, l’annexion de la Crimée s’accompagne de menaces à peine voilées : Moscou rappelle que l’Ukraine, ex-république dotée de l’arme nucléaire soviétique jusqu’en 1994, est sans protection atomique, une manière de prévenir toute riposte occidentale. En 2018, le président Trump annonce le retrait américain du Traité FNI, effectif en août 2019, provoquant la disparition de ce pilier du contrôle des armements en Europe. La Chine entame une montée en puissance remarquée : son arsenal, longtemps modeste (~200 têtes), fait l’objet de vastes programmes dans les années 2010. Les États-Unis accusent la Chine de vouloir atteindre le statut de pair stratégique et, en 2020, le gouvernement Trump refuse d’étendre New START sans y inclure Pékin.
Pour les autres puissances nucléaires, les évolutions sont contrastées. Le Royaume-Uni, après avoir réduit son stock à ~225 ogives dans les années 2000, fait volte-face en 2021 en relevant son plafond à 260 têtes, citant une menace russe accrue. La France maintient ~300 ogives et renouvelle ses moyens, tout en conservant une doctrine de stricte suffisance, jusqu’à une inflexion dans les années 2020 où le Président Macron évoque une dimension européenne de la dissuasion française.

III. Une nouvelle ère atomique ? Vers un nouvel équilibre ou l’inconnu ?
Le 1er août 2022, le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, exprime son inquiétude face au risque nucléaire. La course aux armes semble relancée et les analyses lui donnent raison. Selon les données 2025 de l’Institut International de Recherche sur la Paix, le stock mondial d’ogives en service recommence à croître lentement du fait des guerres et des menaces croissantes. Le processus n’en est qu’à ses débuts (les stocks de têtes chinoises et d’autres pays restent modestes comparés aux ~5 500 de chaque superpuissance), mais le signal est clair : une nouvelle ère de croissance des arsenaux s’ouvre.
Cette tendance est quantitative et qualitative : de nouvelles technologies pourraient abaisser la stabilité stratégique. Les missiles hypersoniques (développés par la Russie, la Chine et les États-Unis) volent à très grande vitesse et sur une trajectoire quasi plane, rendant la détection et l’interception difficiles, ce qui pourrait réduire le temps d’alerte en cas d’attaque et favoriser des postures de “tirs en préemption”.

À ce stade, l’exercice relève de la prospective et les analyses/analystes cherchent des foyers de prolifération et d’usage potentiel de ces armes, car, même si elles restent dissuasives, beaucoup s’inquiètent de leur emploi sur le champ de bataille. La période récente montre que le risque d’utilisation de l’arme nucléaire est d’abord lié aux frontières et aux conflits latents. L’exemple de l’Ukraine illustre qu’une puissance nucléaire en difficulté conventionnelle pourrait envisager une frappe limitée, Moscou brandissant la menace nucléaire à plusieurs reprises, même si cela demeure une ligne rouge que la Chine, l’Inde et d’autres alliés l’exhortent à ne pas franchir.
Un autre foyer de crise se situe en Asie du Nord-Est : la doctrine nord-coréenne évolue en 2022 pour autoriser une frappe préventive si Kim Jong-un perçoit une menace imminente sur son régime. Une confrontation armée autour de la péninsule constitue un premier scénario, Pyongyang pouvant être tenté d’utiliser une arme nucléaire pour compenser sa faiblesse conventionnelle.
Le Cachemire/Asie du Sud demeure également un point chaud : en février 2019, après un attentat terroriste, l’Inde et le Pakistan frôlent la guerre ouverte, et le Pakistan brandit la menace nucléaire pour dissuader une invasion indienne. Depuis, chaque incident (comme le tir accidentel d’un missile indien en 2022) peut renforcer l’escalade.
À mesure que le temps passe, d’autres États pourraient entrer en jeu : si l’Iran devait acquérir l’arme dans les années à venir, une rivalité nucléaire l’opposerait à Israël (et potentiellement à l’Arabie saoudite), dans un contexte régional instable et conflictuel.
De ce fait, le plus haut gradé français, le général Fabien Mandon, juge “l’atmosphère sur le nucléaire préoccupante”, pointant “un niveau de discours et d’agressivité […] assez exceptionnel”. Les deux prochaines décennies seront déterminantes. Si les tendances actuelles persistent (rivalités aiguës, absence de nouveaux accords), le monde pourrait compter en 2040 dix ou douze puissances nucléaires, avec des arsenaux modernisés et diversifiés, ainsi que des technologies disruptives (IA, armes spatiales) brouillant la dissuasion classique.

En guise de conclusion et pour aller plus loin...
La chronologie de l’arme atomique (2000-2025)
L’an 2000 – 6ᵉ Conférence d’examen du TNP : les 5 grandes puissances nucléaires s’engagent sur 13 mesures concrètes en vue du désarmement.
13 juin 2002 – Washington se retire du Traité ABM (missile défense) ; Moscou proteste mais maintient la réduction de ses ICBM.
25 novembre 2002 - Adoption du Code de conduite de la Haye contre la prolifération des missiles balistiques.
10 janvier 2003 – Pyongyang annonce son retrait du TNP, brisant le moratoire de 1994 ; elle poursuivra un programme d’armes aboutissant au 1er essai nucléaire nord-coréen le 9 oct. 2006.
Mai 2005 – La Conférence d’examen du TNP échoue, aucune déclaration finale (désaccord sur le Moyen-Orient et le désarmement).
Juillet 2006 / été 2008 – Crises au Proche-Orient : conflit Israël-Liban, raid israélien en Syrie (2007) détruisant un réacteur soupçonné nucléaire (site d’Al-Kibar).
Avril 2009 – Discours du président Obama, à Prague, appelant à un monde sans armes nucléaires ; la même année, le Conseil de sécurité de l’ONU adopte la Résolution 1887 pour renforcer le régime TNP.
8 avril 2010 – Signature à Prague du Traité New START (USA-Russie), limitant à 1 550 les ogives stratégiques déployées (en vigueur en février 2011 pour 10 ans).
Novembre 2013 – 2015 – Négociations 5+1 avec l’Iran aboutissant à l’Accord de Vienne (JCPOA) du 14 juillet 2015, gelant le programme iranien en échange d’une levée de sanctions.
27 mars 2014 – Annexion de la Crimée par la Russie ; premières allusions de Poutine à la capacité nucléaire russe si l’OTAN intervenait en Ukraine.
Janvier 2016 – 4ᵉ test nucléaire nord-coréen ; la Chine accélère ses essais de missiles balistiques (plusieurs tirs en 2016–17).
20 janvier 2017 – Investiture de Donald Trump qui, très tôt, promet d’ accroître et renforcer l’arsenal nucléaire américain.
8 août 2017 – Trump promet “le feu et la colère” au régime de Kim Jong-un en cas de menace ; la crise des missiles nord-coréens culmine en sept. 2017 (essai Hwasong-15 ICBM).
1ᵉʳ mars 2018 – Vladimir Poutine dévoile de nouveaux systèmes stratégiques (missile hypersonique Avangard, torpille drone Poseidon…), déclarant qu’ils rendent caduques les défenses occidentales.
2 février 2019 – Fin du Traité FNI : retrait américain (annoncé fin 2018) suivi du retrait russe ; l’Europe se retrouve sans contraintes sur les missiles de portée intermédiaire pour la première fois depuis 1987.
Janvier 2020 – Échec de la Conférence d’examen TNP (prévue en 2020, repoussée à 2022 cause COVID, sans accord final). Par ailleurs, retrait américain du traité Ciel ouvert (nov. 2020).
3 janvier 2022 – Déclaration conjointe inédite des 5 États dotés (P5) affirmant qu’ “une guerre nucléaire ne peut être gagnée et ne doit jamais être menée”.
24 février 2022 – Invasion de l’Ukraine par la Russie ; la dissuasion nucléaire est explicitement invoquée par Poutine pour dissuader toute intervention de l’OTAN, cas sans précédent depuis 1945 (puissance nucléaire couvrant une agression conventionnelle).
Mars-avril 2022 – Plusieurs responsables russes agitent la menace d’une escalade nucléaire en Europe ; le Royaume-Uni et la France émettent des mises en garde publiques contre toute utilisation d’une arme nucléaire en Ukraine.
Août 2022 – L’AIEA alerte sur des combats autour de la centrale ukrainienne de Zaporijjia occupée, risquant un accident majeur ; incident de missiles au-dessus de la centrale.
21 février 2023 – Moscou « suspend » sa participation à New START ; les inspections sont déjà gelées depuis 2020 (COVID puis tensions).
Juin 2023 – Exercice OTAN Air Defender en Europe, intégrant la dimension nucléaire (chasseurs F-35 dual-capables) ; parallèlement, la Biélorussie annonce le déploiement d’armes nucléaires russes sur son sol – première dissuasion partagée russe en dehors de la Russie.
16 juin 2025 – Publication du SIPRI Yearbook : alerte sur la croissance des stocks mondiaux d’armes nucléaires pour la première fois depuis la guerre froide. La Corée du Nord annonçait fin 2024 vouloir “accroître [son] arsenal de manière illimité”. La nouvelle course aux armements nucléaires est lancée.

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