Le conflit nord-irlandais (1990–2025) : ravivé par le Brexit, les incertitudes d’une paix fragile
- Martin Prouvost
- il y a 3 jours
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L’histoire contemporaine de l’Irlande du Nord est marquée par une conflictualité tenace, où la mémoire façonne les équilibres politiques et identitaires. Si les Accords du Vendredi saint (1998) ont permis de mettre fin à trois décennies de violences, les tensions, les blocages institutionnels et les défis géopolitiques liés au Brexit ont ravivé des lignes de fracture anciennes. Entre 1990 et 2025, le processus de paix a connu des avancées, mais aussi des crises, sur fond de recompositions identitaires et d’incertitudes européennes. Comment le conflit nord-irlandais a-t-il évolué depuis les derniers soubresauts des Troubles jusqu’aux effets du Brexit sur les structures politiques, les identités collectives et la paix fragile ?

I. De 1990 à 1998 : La lente sortie des Troubles
Dans les années 1970 et 1980, le conflit suit une logique d’action-réaction. L’IRA (Armée républicaine irlandaise), fer de lance du camp nationaliste, mène une campagne armée pour “chasser l’occupant britannique”, multipliant bombes et attaques contre l’armée et la police, mais causant aussi de nombreux massacres de civils, comme à Enniskillen en 1987. À partir de 1990, l’Irlande du Nord est meurtrie par les violences entre groupes paramilitaires loyalistes et républicains. La décennie est pourtant marquée par une dynamique politique de sortie de crise, initiée dès 1993 par la Déclaration de Downing Street, qui reconnaît le droit à l’autodétermination de la population nord-irlandaise. En 1994, les cessez-le-feu de l’IRA provisoire et des groupes loyalistes signalent une inflexion stratégique des acteurs armés. Le cadre de négociation se précise avec les forums multipartites et les contacts secrets entre Londres, Dublin et les représentants des partis nationalistes (notamment le Sinn Féin).
Le 31 août, l'Armée républicaine irlandaise (I.R.A.) annonce un cessez-le-feu complet, permanent et immédiat, afin de « faire avancer le processus démocratique de paix ». Le Sinn Fein, branche politique de l'I.R.A., avait pourtant rejeté, le 24 juillet, les termes de la Déclaration anglo-irlandaise dite de Downing Street signée par les Premiers ministres John Major et Albert Reynolds en décembre 1993. Source : Encyclopédia Universalis
Le processus aboutit finalement aux Accords du Vendredi saint, signés le 10 avril 1998. Le texte repose sur trois piliers : la création d’institutions partagées au Palais de Stormont, à Belfast, la coopération Nord-Sud entre l’Irlande et l’Irlande du Nord, et l’amélioration des relations britannico-irlandaises, toutes deux membres de la C.E.E, puis, de l’Union Européenne. Il prévoit la libération conditionnelle des prisonniers politiques, la réforme de la police (remplacement du Royal Ulster Constabulary par le PSNI), et un dispositif complexe de partage du pouvoir (power-sharing) entre unionistes et nationalistes. Malgré l’opposition de certains groupes dissidents, la majorité de la population valide l’accord lors du référendum du 22 mai 1998 (71% en Irlande du Nord, 94% en République d’Irlande).

II. De 1998 à 2016 : de la paix au Brexit
Les premières années de mise en œuvre de l’Accord sont marquées par des crises à répétition. La dévolution du pouvoir vers Stormont est suspendue à plusieurs reprises (2002–2007), notamment en raison de la défiance mutuelle entre unionistes et républicains. La réforme de la police, bien que saluée par des instances internationales, reste perçue avec suspicion par certaines communautés.
Ainsi, les institutions de partage du pouvoir installées pour de bon en Irlande du Nord le pays a entamé un long chemin de normalisation. Vingt ans après l’accord de 1998, le paysage de Belfast ou de Derry a sans conteste peu de points communs avec celui des années noires du conflit. L’armée britannique, omniprésente en Ulster durant trois décennies, a fermé ses bases fortifiées et rapatrié l’immense majorité de ses troupes. Les chars et les hélicoptères qui patrouillent les campagnes du Sud Armagh ont disparu. Les sacs de sable et détecteurs de métaux qui encombraient l’entrée des centres-villes dans les années 1980 ne sont plus qu’un souvenir. Sur le plan de la sécurité publique, les habitants jouissent d’une paix quotidienne que beaucoup, dans les années 1990, n’auraient osé espérer. Le nombre de morts par violence politique est tombé à un chiffre par an (quand il atteignait 300 au pire des Troubles). Les attentats, quasi hebdomadaires, se comptent sur les doigts d’une main sur une décennie. Belfast, naguère cité grise et effrayante, s’est transformée : les hôtels fleurissent, les pubs du centre-ville débordent d’une foule cosmopolite, les anciens muraux paramilitaires font office d’attraction touristique. En 2013, la ville a même accueilli un sommet du G8, une image forte d’un territoire redevenu suffisamment stable pour recevoir les grands de ce monde.
Sur le plan socio-économique également, des progrès sont notables. Le chômage nord-irlandais, qui dépassait 15 % dans les années 1980, est redescendu autour de 5-6 % avant 2020. L’aide britannique, combinée aux subventions européennes (plus de 1,5 milliard d’euros injectés via les programmes PEACE de l’UE entre 1995 et 2020), a permis de moderniser des infrastructures et de revitaliser certaines zones urbaines. Le quartier du Titanic à Belfast, autrefois friche industrielle des chantiers navals Harland & Wolff, est devenu un pôle culturel et touristique avec musée high-tech et studios de cinéma (la série Game of Thrones y a été tournée, pour partie). Derry/Londonderry, théâtre de sanglants affrontements il y a 50 ans, a été capitale européenne de la culture en 2013, mettant en valeur son riche patrimoine au lieu de ses fractures. Bref, l’Irlande du Nord savoure les fruits tangibles de la paix : économie un peu plus dynamique, ouverture sur le monde, retour des investisseurs, essor du tourisme, etc.
Malgré cela, la polarisation politique reste forte. Le vote communautaire persiste, limitant l’émergence de partis transversaux. Les tensions autour des commémorations, des drapeaux et des marches orangistes ravivent périodiquement les antagonismes. Parallèlement, les inégalités socio-économiques restent marquées, notamment dans les zones les plus touchées par les Troubles. Si la violence paramilitaire a nettement reculé, elle n’a pas disparu : certains groupes dissidents, paramilitaires, (les groupes républicains : Real IRA, New IRA ; et les groupes loyalistes : Progressive Unionist Party, Ulster Defence Association) poursuivent des actions sporadiques, bien que marginales. Mais l’Union européenne joue durant cette période un rôle stabilisateur, en soutenant le processus de paix (programme PEACE), en facilitant la coopération transfrontalière et en garantissant un cadre commun réglementaire et économique. Cette stabilité est cependant fragilisée par le référendum britannique de 2016.

III. De 2016 à 2025 : Brexit, mémoire et frontières
Le Brexit, voté en juin 2016, bouleverse les équilibres fragiles en Irlande du Nord. Alors que 56% des électeurs nord-irlandais ont voté pour rester dans l’Union européenne, la majorité britannique l’emporte. Cette dissociation exacerbe le clivage entre unionistes, majoritairement pro-Brexit, et nationalistes, attachés à l’Europe comme garants du processus de paix. Le Protocole d’Irlande du Nord, annexé à l’Accord de retrait de l’UE (2020), maintient la région dans le marché unique pour les biens, afin d’éviter une frontière physique entre les deux Irlandes. Cela implique l’instauration de contrôles douaniers entre la Grande-Bretagne et l’Irlande du Nord, dans la mer d’Irlande, ce que les unionistes dénoncent comme une rupture de l’intégrité territoriale du Royaume-Uni. En février 2022, le DUP retire sa participation à l’exécutif de Stormont, paralysant les institutions.
“Il faut d’abord rappeler un fait objectif. Ce qui crée le risque en Irlande, c’est le Brexit. C’est la décision prise par le Royaume-Uni de quitter l’Union et, ce qui n’est pas obligatoire en quittant l’Union, de quitter le marché unique et l’Union douanière. Je rappelle qu’il y a des pays qui sont en dehors de l’Union et qui sont dans le marché unique. Les Britanniques nous disent qu’ils veulent quitter le marché unique parce qu’ils ne veulent pas respecter les règles, et l’Union douanière parce qu’ils veulent avoir l’intégralité de leur autonomie commerciale. C’est cette décision-là qui crée le problème en Irlande”. Source : Ouest France, Barnier : “ce qui crée le risque en Irlande, c’est le Brexit”, propos recueillis en 2018.
Les négociations se complexifient, puisque les propositions de nouvelles frontières, ne séduisent, ni les nationalistes, ni les unionistes, c’est l’impasse ! Alors, après d’intenses discussions, un compromis est annoncé en février 2023 sous le nom d’Accord-cadre de Windsor. Négocié par le Premier ministre britannique Rishi Sunak et la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen, ce nouvel accord n’abolit pas le protocole (l’Irlande du Nord reste alignée sur les normes UE) mais il s'assouplit. Par exemple, les marchandises britanniques destinées à rester en NI passent par une “voie verte” avec formalités allégées, les contrôles sur les produits alimentaires et animaux sont drastiquement réduits, et surtout est créé un mécanisme baptisé “Stormont Brake” : l’Assemblée nord-irlandaise peut, sous certaines conditions, s’opposer à l’application de nouvelles lois européennes sur son territoire. Malgré cette avancée, la méfiance persiste. Sur le terrain, la mémoire du conflit reste omniprésente, notamment à travers les peintures murales, les écoles séparées (écoles dites « séparées » dans lesquelles catholiques et protestants ne sont pas mélangés), et les pratiques de commémoration antagonistes. En parallèle, les demandes de référendum sur l’unification irlandaise, relancées par le Sinn Féin, ouvrent un nouveau chapitre de tensions constitutionnelles.

Entre 1990 et 2025, l’Irlande du Nord a traversé une transition complexe, allant de la violence armée à une paix fragile et contestée. Si l’Accord du Vendredi saint a permis un changement radical dans la gestion du conflit, ses promesses restent partiellement tenues. Les tensions identitaires, les blocages institutionnels et les recompositions géopolitiques post-Brexit rappellent la vulnérabilité du modèle nord-irlandais. À l’horizon 2025, la question nord-irlandaise n’est pas résolue et l’élection de Catherine Connolly, candidate soutenue par le Sinn Féin, replace la question de l’unification à l’ordre du jour.

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